« Vinum Clarus »

ou

« Vinum Rubeum »

où est la véritable typicité des vins de Bordeaux ?

Question certainement provocatrice au premier abord, cependant elle a certainement toute sa raison d’être au regard de l’évolution des attentes des consommateurs…
Certains diront que derrière ces deux dénominations, à Bordeaux se sont deux conceptions du vin qui s’opposent …  Ma question est : ne peuvent-elles pas cohabiter, et mieux encore, se compléter ?

  • Au XIIIe siècle les vins rouges étaient dénommés « Vinum Rubeus » par opposition aux « Vinum Clarus » désignant les vins de couleur claire qui avec le temps seront appelés « Claret » ou « Clairet » à Bordeaux.
  • Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, tant à Bordeaux que dans les autres régions viticoles les vins désignés de « Vinum Rubeus » représentaient moins de 15% des volumes produits.
  • Or, dans une période relativement courte démarrant à la fin du XVIIe siècle, cette tendance va radicalement s’inverser donnant la prépondérance aux vins rouges que nous connaissons de nos jours.

1/ Prépondérance historique des « Vinum Clarus »

D’une façon générale, au gré des périodes les plus anciennes de la culture de la vigne, s’il est établi que les premiers vins étaient issus de raisins noirs, les vins produits étaient de couleur claire. le raisin apporté sur le lieu de vinification était soit foulé soit pressé directement et cela tant en Égypte en Grèce que dans l’empire romain.

« À la chute de l’Empire Romain, l’Église maintient dans ses diocèses, la culture de la vigne et du vin, et répand sa commercialisation. Le vignoble s’étend alors régulièrement partout en Europe, aidé en cela par l’extension des ordres monastiques, friands de ce vin clair dénommé par eux « vinum clarus », et qui deviendra plus simplement « claret » puis « clairet ». D’autres types de vins composaient cependant la palette de l’époque ; le blanc, et le vermeil ou noir, « vinum rubeum », obtenu par une macération plus longue. À noter qu’il semble que, mis à part en Italie, les raisins aient été pendant des siècles, très majoritairement de couleur noire. »

Si l’on retrouve des traces dès l’antiquité d’un commerce du vin bien établi entre le port de Bordeaux et les îles anglaise, le mariage d’Aliénor d’Aquitaine avec le futur roi Henri II en 1152 va ostensiblement renforcer les liens commerciaux.

«  À partir du XIIIe siècle, la région bordelaise et, dans une moindre mesure, les autres régions de production, établissent avec l’Angleterre et les pays nordiques un fructueux commerce de « clairet » ; les domaines importants de l’archevêché de Bordeaux produisaient à cette époque 87 % de clairet pour 13 % de vin rouge (vinum rubeum), et une part tout à fait négligeable de vin blanc. Ces proportions étaient la règle, non seulement dans le bordelais, mais également dans les autres régions viticoles françaises. »

En trois siècles d’histoire anglaise, Bordeaux établit ainsi un monopole sur la production, la vente, l’expédition et la distribution des vins vers la Grande-Bretagne. En 1303, 102 724 tonneaux sont exportés, un record qui ne sera égalé qu’en 1950.

Au XVIe siècle la demande de clairet est encore en hausse. Dans le même temps, par l’édit du 8 avril 1599, Henri IV décréta la nécessité d’assécher tous les marais du littoral qui inclue le Médoc. Incapable de financer les travaux, il offrit les nouvelles terres « conquises » contre la mise en œuvre des travaux assèchement, techniques dans laquelle les hollandais excellent. La « colonie » hollandaise va progressivement s’implanter dans le bordelais, rayonnant progressivement dans le commerce local.

2/ La révolution tranquille des « Vinum Rubeus » :

L’émergence du commerce hollandais au XVII e siècle va supplanter la dominance des échanges commerciaux avec la Grande Bretagne.

Nouveaux réseaux de commercialisation, nouveaux besoins. Les Hollandais encouragent la production de vins plus à leur goût comme des vins blancs doux (ils appréciaient ceux produits autour de Sauternes, qui n’étaient alors pas encore des liquoreux) et des vins noirs (en fait, des vins rouges tels que nous les connaissons aujourd’hui) non seulement dans le Bordelais, mais aussi à Cahors et au Portugal (les premiers vins de Porto leur seraient dus). Ces nouvelles boissons concurrencent durement les clarets gascons, plus au goût des Anglais.

Chateau-Haut-Brion-bouteille-denviron-1855

« L’expression « vin rosé » n’apparaît qu’en 1680. Le Dictionnaire de Richelet précise alors pour « rosé » : « mot adjectif qui ne se dit qu’au masculin et qui se dit du vin. Il signifie qu’il est d’un rouge agréable et tirant sur la couleur d’une rose d’un rouge vif. C’est du vin rosé fort excellent. Aimer le vin rosé ». L’expression de vin gris ne se trouve qu’en 1690 (Dictionnaire de Furetière). Si on éprouve ainsi le besoin de désigner le vin rosé, c’est que le vin rouge devient plus apprécié et consommé, notamment suite à « l’invention » au milieu du XVIIe s. par Arnaud de Pontac au château Haut-Brion de ce que la clientèle anglaise appellera le « new french claret ». Celui-ci se distingue du traditionnel claret de Bordeaux parce qu’il est non plus clairet mais d’un rouge soutenu…

Au fil du temps, la diffusion des innovations techniques (pressoir, mèche hollandaise, durées de cuvaison, ouillage, soutirage…), le goût de la clientèle, les modes de consommation ont imposé la consommation des vins rouges.
Au XIXe s. les vins rouges, bleus, voire noirs, sont parés de toutes les vertus et notamment considérés comme les boissons énergétiques de l’époque. Les techniques de vinification sont adaptées en conséquence et on ira même jusqu’à rechercher des cépages « teinturiers », dont le jus lui-même est coloré. »

3/ La « renaissance » du clairet :

Le terme « clairet » a survécu à la généralisation du vin rosé, et reste aujourd’hui une mention traditionnelle dont l’utilisation est protégée pour des vins d’appellation d’origine contrôlée Bordeaux et Bourgogne.

Le Bordeaux-clairet moderne a été créé en 1949 par le célèbre œnologue bordelais Émile Peynaud. L’appellation d’origine contrôlée bordeaux clairet est née en 1950. (Soit assez tardivement si l’on tient compte que les AOC Bordeaux et Bordeaux-Rosé datent de 1936, année de la création officielle des AOC).

Cependant, les volumes produits à ce jour restent très confidentiels, n’ayant eu aucun soutien fort à expliquer son positionnement ambigu qui le présente trop souvent comme « un petit rouge » ou comme un « rosé coloré ». il n’est en réalité ni l’un ni l’autre, pouvant être qualifié de « voie du milieu » avec une identité propre et unique. Soit dit en passant il est le véritable « ancêtre » tant des rosés que des vins rouges actuels.

4/ Tyrannie ou hégémonie légitime du « Vinum Rubeus » ?

C’est dans cette évolution historique que s’inscrit la typicité actuelle des vins rouges de Bordeaux communément définie par des vins fruités et charpentés ayant une aptitude certaine au vieillissement.

Elle correspond (en partie) aux critères qui ont défini le classement de 1855, qui 165 ans plus tard sert toujours de mètre étalon pour définir les vins de Bordeaux … Or si ce classement s’inscrit dans une définition technique, il ne s’inscrit pas moins dans un contexte historique bien différent de celui d’aujourd’hui.

Dans la première moitié du XXe siècle, la mise en place des AOC, bien que très positive par de multiples aspects a rigidifié ostensiblement la capacité d’adaptation des vins produits à l’évolution des goûts des consommateurs.

Bien qu’étant un épiphénomène, ces dernières années, sous l’influence de certains critiques charismatiques ces caractéristiques ont été fortement renforcées, voir extrapolées donnant des vins que l’on qualifie de « bête à concours » privilégiant la prouesse technique à la notion même de terroir ou d’équilibre du vin produit.

Force est de constater que la typicité des vins de Bordeaux malgré les différents types de vin qu’elle englobe est clairement basée sur la pensée unique « rubeus », sans pour autant permettre une offre complète englobant la totalité de la potentialité de nos terroirs. Par définition ce positionnement technique offre seulement des vins structurés s’adressant prioritairement à des dégustateurs initiés et dans le même temps moins adapté qu’auparavant au mode vive de vie et de goûts des générations montantes.

Je crois que la réponse à la question posée dans le titre du paragraphe doit être nuancée. Il est évident que la tradition des vins rouges de Bordeaux (vieille seulement de +/- 250 ans) a pleinement sa raison d’être. Cependant, il n’y a aucune raison qu’elle s’inscrive comme une « pensée unique », car cela revient à nier la prépondérance des clairets pendant près de deux millénaires.

Aujourd’hui « vinum clarus » et « vinum rubeus » font partie de l’histoire de notre région viticole et de fait rentrent pleinement et d’égale façon dans le cadre de la définition de l’AOC…

En est-il de même des rosés ? Sont-ils un constituant historique de l’identité bordelaise ?

5/ La quête du « Vin Moderne »

La quête actuelle des vins de Bordeaux est dans la recherche d’un « vin moderne » à la la définition antinomique réunissant dans un même flacon les vertus du « vinum rubeus » et « vinum clarus » sans pour autant renoncer au cadre d’une AOC…

A vouloir une chose et son contraire, il est bien évident que la cohérence technique et gustative ne peuvent qu’être mises à mal… Ce qui revient tout simplement à admettre l’évidence de la citation de André Gide « Choisir c’est renoncer ».

Or si l’on prend le temps de s’appesantir sur l’histoire des vins de Bordeaux, mais également d’établir un parallèle avec les vins de Bourgogne et leurs positionnements historiques de leurs « vinum clarus »,  il est nul besoin de choisir… mais assumer pleinement l’histoire de notre appellation en différentiant distinctement les  Bordeaux Clairets, des Bordeaux Rouges ainsi que les Bordeaux Supérieurs qui répondent chacun par une réponse technique différente à des attentes très différentes des consommateurs. Nul besoin de partir dans une quête utopique de l’universalité d’un « vin moderne » quand nous avons déjà la réponse, faut-il pour cela accepter de remettre en cause nos certitudes …

6/ Conclusion :

« La singularité des vins de Bordeaux semble entretenue jusque dans les termes. Aux blancs, rosés et traditionnels rouges, il faut ajouter ici le clairet. Cela peut relever du snobisme car pour le profane un clairet est un rosé foncé ou un rouge clair.

Et pourtant, il suffit d’y tremper ses lèvres pour goûter à la différence… »

(Article « Le vin clairet, rouge ou rosé » – site : www.curieux.live)

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